De l’apprentissage d’une langue à la traduction du Web

Publié le par Luc Renaud

Monsieur Luis Von Ahn caresse le rêve de rendre le Web accessible à l’ensemble de l’humanité en le traduisant dans la majorité des langues existantes. Or, la traduction du site Wikipedia en espagnol coûterait 15 millions de dollars selon lui, si confiée aux services d’interprètes professionnels, ce qui est hors de prix; alors que les traducteurs automatisés actuellement utilisés offrent des performances souvent désolantes. Cette tâche colossale de traduction du Web n’est donc réalisable que par les internautes eux-mêmes. 100 000 usagers la réaliseraient en 5 semaines, un délai réduit à seulement 80 heures si le nombre de contributeurs devait s’élever à 1 million.

Pour convaincre autant de personnes à prendre part au projet, Monsieur Von Ahn vise le 1 200 000 000 d'étudiants actuellement impliqués dans l’apprentissage d’une langue seconde (Luis Von Ahn, 2011). L’idée semble intéressante, mais nous éprouvons de sérieux doutes quant à son efficience sur le plan de pédagogique.

 

 


 

L’apprentissage d’une langue par une méthode de traduction

Plus de 5 millions d’Américains dépenseraient jusqu’à 500$ pour l’achat de logiciels de langues, tandis que d’autres prennent des cours privés plutôt dispendieux. Le site Web Duolingo.com, actuellement encore en version Bêta offre une méthode d’apprentissage gratuite. Les contenus du Web y sont découpés en segments selon les divers niveaux d’apprentissage d’une langue. Des phrases simples et courtes servent de matériel à des élèves de niveau débutant, tandis que des phrases plus complexes sont présentées à des élèves de niveau intermédiaire.

Monsieur Von Ahn estime que les élèves réussissent de bons apprentissages en suivant les principes du Learning By Doing à partir d’extraits de documents authentiques. Les contenus sont présentés aux étudiants dans la langue cible et doivent être traduits dans la langue maternelle des participants. Divers outils d’aide à la traduction proposent des mots; montre des exemples produits par les membres de la communauté d'apprentissage et génère même de la révision de vocabulaire.

En échange, un ingénieux système de compilation de phrases venant de plusieurs étudiants permet d’offrir une traduction de pages Web de qualité comparable à celles réalisées par des traducteurs professionnels.

Les limites pédagogiques de la méthode proposée

Tel que décrit, le système d’échange Apprentissage d’une langueTraduction du Web comprendrait de nombreuses limites sur le plan pédagogique. Il semblerait mettre de côté le volet entier de la compréhension, de l’expression et de l’interaction orale, considérées comme le pilier même de l’acquisition d’une langue seconde, selon les approches communicative ou par compétences actuellement privilégiées dans la majorité des situations éducatives.

Nous ignorons également de quelle manière l’étudiant investi dans une telle approche peut être amené à maîtriser les points de langues comme les règles de grammaire, les temps de verbes et autres particularités, sans être exposé à la moindre explication.

Plus grave encore, l’approche proposée met de l’avant la primauté de la traduction comme méthode d’apprentissage; et ce dans la langue maternelle de l’étudiant de surcroît. Il s’agit-là d’une vision à contre-sens des études menées en psycholinguistique qui, au contraire, préconisent d’exposer les étudiants à la langue cible en exigeant d'eux des efforts de compréhension globale et le développement de stratégies métacognitives.

Monsieur Von Ahn mentionne l’usage de documents authentiques comme une source de motivation importante et l’un des avantages de Duolingo, un point de vue qui oublie que les méthodes de langues actuelles insistent déjà sur l’importance des situations authentiques pour donner du sens aux cours.

Nous voudrions voir des preuves que des étudiants passent d’un niveau 0 à un niveau avancé en langue cible avec Duolingo et en connaître les mécanismes d'évaluation des apprentissages. Nous avons plutôt l'impression que les expériences menées ont rejoint une clientèle hétéroclite, anxieuse surtout d’enrichir son répertoire de mots de vocabulaire, de renforcer des notions déjà acquises dans des cours de langues ou juste intéressée à essayer un nouveau produit Web.

Le concept d’Open Source et la traduction du Web

Si nous ne croyons pas à l’efficience de la méthode Duolingo pour l’apprentissage des langues, il faudra à notre avis trouver d’autres sources de motivation pour convaincre 1 milliard 200 millions d’étudiants à se lancer dans la traduction du Web.

Nous proposons alors une forme d’entente tripartite.

Il y aurait d’une part l’équipe de Monsieur Von Ahn, partageant le rêve de faire traduire le Web par des étudiants; d’autre part, des enseignants et des informaticiens qui convertiraient peu à peu les contenus du Web dans un ensemble de logiciels éducatifs en ligne offerts suivant la gratuité de l’Open Source; et, finalement, des étudiants qui vivraient des échanges réels dans une formule de jumelage linguistique.

En échange de ce solide encadrement pédagogique gratuit, les étudiants se verraient par contrat moral dans l’obligation de procéder à divers exercices de traduction de pages Web.

Conclusion

Tous les chemins mènent à Rome. Il y a toutefois des routes plus rapides que d’autres; et nous avons de sérieux doutes quant à l’approche pédagogique proposée par Monsieur Luis Von Ahn en matière de didactique des langues. Par contre, nous saluons son désir de rendre le Web et l’apprentissage des langues accessibles à tous dans l’esprit de gratuité qui anime les adeptes de la démocratisation des savoirs par le biais d'Internet.

Texte : Luc Renaud, M.A. Sciences de l’éducation, le 28 mars 2012

Publié dans Éducation

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