Jacques Michel : le temps de prendre est arrivé
Des chanteurs de la relève québécoise ont repris certains des plus grands succès de Jacques Michel comme "Un nouveau jour va se lever", "Amène-toi chez nous", "Pas besoin de frapper pour entrer" et une chanson écrite en collaboration avec Ève Déziel : "Salut Léon". Des chorales ont repris "Ami reviens". On a mis l’artiste en valeur à Star Académie et lui a rendu hommage lors d'un festival des guitares dans son Abitibi natale. Pour ses fans, il aura fallu faire preuve de persévérance pour mettre en place un contexte contribuant à rallumer en lui le gout de la scène, qu’il avait délaissée dans les années ‘80. Mais l'étincelle s'est finalement rallumée, et le voilà de retour dans une tournée de spectacles à travers le Québec. Plus de trente ans plus tard, pourquoi me semble-t-il logique de croire cet homme au bon endroit au bon moment et de croire au rôle majeur de leader culturel actuellement à sa portée. Dans ce billet, j’essaierai de formuler sans prétention quelques éléments de réflexion afin de mieux comprendre la valeur de cet homme, mais aussi des caractéristiques de notre époque qui sous-tendent mon opinion.
Quelle serait la place de Jacques Michel à notre époque?
Pour comprendre l’importance du rôle actuel de Jacques Michel, il me semble impératif de jeter un coup d’œil à la nature des messages véhiculés par l’artiste et de quelle manière ceux-ci s’inscrivent dans l’évolution de la société depuis le retrait du chanteur de la vie scénique dans les années ‘80. Cette sous-question trouve déjà un élément de réponse dans les titres des deux premières compilations de succès faites en 1998 : « Chansons d’amour et d’amitié » et « Chansons d’impatience et d’espoir ». Qu’il ait ou non vendu davantage de disques du premier thème que du second importe peu ici; il reste que le répertoire sentimental de Jacques Michel rejoint la vie personnelle de chaque être humain de la Terre, ce qui n’est peut-être pas le cas de la chanson engagée. Il est tentant de paraphraser ici certains commentaires du psychologue humaniste Carl Rogers qui affirmait dès 1968 que le « singulier rejoignait l’universel ». Et Jacques Michel lui-même semble du même avis dans « Rose chair de femme » en demandant qui « oserait chanter combien c’est beau la vie s’il est sans amour, sans ami. » Non seulement ces thèmes sentimentaux sont universels, mais également intemporels dans la mesure où l’amitié et l’amour constituent des besoins fondamentaux de l’espèce humaine.
Si le premier disque traite de besoins humains fondamentaux, le second rejoindrait moins de gens dans la mesure où les combats pour un monde meilleur exigent de l’empathie et le sens de la solidarité humanitaire. Or, ce type de sensibilité provient chez plusieurs d’entre nous : 1) de l’expérience personnelle douloureuse vécue par soi-même ou par un proche, 2) d’une réflexion sur le monde de nature sociologique, politique ou économique et 3) du désir d’agir pour contribuer à la construction d'un monde meilleur. Dans ce contexte, est-ce surprenant de retrouver la popularité des cris de révolte particulièrement dans les pays du Sud? Par exemple, les amateurs de la poésie latine retrouveront souvent des appels à la révolte chez des artistes argentins comme Victor Herredia et Leon Gieco, ou encore de solidarité et d'espoir chez Fito Paez. Le compagnon de route de Mère Térésa, le poète argentin Facundo Cabral, mystérieusement assassiné, parlera de fraternité et de la richesse des pauvres, mais aussi de justice, appuyé sur ce dernier point par le poète chilien Victor Jara, assassiné après avoir eu les mains tranchées à coups de hache. La "trova" cubaine exprimera un vif désir de liberté par la magie poétique de Silvio Rodriguez, etc. En Espagne, des artistes comme Victor Manuel San Jose, Joaquin Sabina et Ismael Serrano démontreront des efforts d'unification du Nord et du Sud dans le même combat, vraisemblablement sous l’influence philosophique d'Ernesto "Che" Guevara, qui souhaitait l’émergence d’un seul peuple latin. En Amérique latine, pour ne nommer que ce coin du monde, on a aussi assisté à la théologie de la libération et à la révolte des indiens du Chiapas, etc.
Au Québec, Jacques Michel ne disposait certes pas du même contexte sociologique, politique et économique, de cette même soif enragée d’égalité et de justice. En d’autres mots, son message politique pouvait recevoir moins d’échos, particulièrement lors de l'essoufflement du nationalisme québécois après les échecs référendaires de 1980 et de 1995. Mais le vent pourrait bien tourner dès maintenant et dans les années à venir, et les appels à la dissidence et / ou à la solidarité prendre plus d’importance au Québec par la mise en place d’un nouveau contexte sociologique couvrant d’autres enjeux que ceux mentionnés ci-haut : 1) une jeunesse partageant des valeurs planétaires, mais aussi intéressée par l’entrepreneuriat; 2) la mondialisation et l’interculturalisation et 3) les technologies de l’information et de la communication (TIC). Et qui sait? Peut-être assisterons-nous à un éveil d'un nationalisme, qui mettrait de l'avant la diversité culturelle dans le respect des valeurs québécoises et de l'usage du français.
- Les jeunes et Jacques Michel
Admettons d'emblée qu’il est ridicule de considérer la jeunesse comme un bloc monolithique: Il n'y a pas une jeunesse, mais des jeunesses. Employant le langage de l’entrepreneuriat, il me semble évident que d’importants segments de celles-ci se caractérisent par le sens de l’initiative, le désir de construire son propre avenir (ce que certains penseurs appellent "rêver concret"), une certaine indépendance, un esprit grégaire et le désir de vivre dans l'action. Ceux-là peuvent se reconnaître dans le dynamisme de certaines chansons de Jacques Michel, ce qui expliquerait, par exemple, le retour en force de « Pas besoin de frapper pour entrer », « Un nouveau jour va se lever » et « Amène-toi chez nous » (reprise selon le rythme original, d’ailleurs) à Star Académie. D’autres jeunes, et parfois les mêmes, partagent aussi des valeurs environnementales ou à tout le moins une sensibilité face aux grands enjeux planétaires, des thèmes qui ont grandement intéressé l’artiste au cours de sa carrière. Et bien sûr, d’autres partagent la soif de justice et l'esprit nationaliste du chanteur. C’est donc par l’emprunt de plusieurs voies que ce dernier peut rejoindre la diversité de traits de la jeunesse actuelle.
Si les appels à la dissidence de « Vodka-Cola » et la lutte contre les écarts entre riches et pauvres relèvent encore beaucoup de l’utopie, partiellement causative de l’analyse présentée dans « La dernière lettre à Charlie »; d’autres idéaux, comme l’environnement et la lutte au mal de vivre, constitueraient des forces de ralliement non-négligeables conformes aux souhaits de Jacques Michel.
Nous assistons aussi à un rapprochement intergénérationnel. Les contextes économiques difficiles encouragent les plus vieux eux aussi à prendre en main leur propre avenir professionnel, à l'instar de leurs cadets. Les Européens y voient l'émergence de relations intergénérationnelles, une remise en question de l’expression : « Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait ». Même dans le domaine organisationnel actuellement aux prises avec les conséquences du vieillissement de la population dans les pays industrialisés, le maintien de la mémoire constitue un souci majeur au sein des institutions et des entreprises. En d’autres termes, les écarts d’âges ont de moins en moins d’importance dans les rapports humains; le savoir compte davantage, ce qui devrait donner à l’artiste une raison de se réjouir : l'étanchéité des frontières générationnelles tend à la fonte.
- La mondialisation et l'interculturel
Un autre motif expliquant la mise en place d’un contexte favorable aux chansons de Jacques Michel découle de la mondialisation. S’il est vrai que celle-ci tend à accroître les écarts entre les riches et les pauvres, elle aura eu en contrepartie le mérite de favoriser l’interculturalisation grâce entre autres aux facilités de déplacement planétaire et à l’immigration. Les unions interethniques; par exemple, sont devenues choses courantes, voire ordinaires, ce qui n’était pas du tout le cas au cours des années de jeunesse de Jacques Michel. L’interculturalisation, ou les influences culturelles et les relations interculturelles en général, peuvent générer une terre d’accueil pour les appels à la fraternité exprimés par l’artiste dans des chansons comme « Chacun son refrain » ou « S’il reste encore des hommes ». Ce qui en 1973 pouvait ressembler à des propos idéologiques, voire utopiques, se trouve aujourd’hui bien incarné, bien vivant dans les rapports humains actuels. Dans ce contexte, Jacques Michel aurait fait figure de visionnaire et de précurseur au cours des années précédant son retrait de la scène en cherchant à unir gens d'ailleurs et d'ici dans le même effort de matérialisation des rêves communs à l'humanité.
- Le rôle catalyseur des TIC
Les TIC assurent quant à elles un rôle de catalyseur dans ce processus. Dans le courant des années ’60, le communicologue Marshall Macluhan prévoyait l’avènement d’un village planétaire grâce au développement technologique. Par ailleurs; pour l’économiste futuriste John Naisbit, il était clair que le « High Touch » (les rapports interpersonnels, entre autres) occuperait un rôle croissant, ne serait-ce que pour compenser la « froideur » du monde « High Tech », d’inspiration militaire et industrielle ou de la peur des robots. Force est d’admettre en 2015 la justesse de la pensée de ces deux penseurs. Si les ressources Web comme Facebook, par exemple, constituent des outils majeurs entre les mains des experts en marketing, elles n’en demeurent pas moins de puissants moyens de maintien et de développement de réseaux de contacts à l’échelle planétaire, et de nouveaux outils au service de la fidélisation de la clientèle. Cela a même donné naissance au métier de conseiller en médias sociaux et à tous les experts en viralité. Faisant partie du quotidien de tous et chacun, génération C et baby-boomers incluses, les TIC sont aussi employées dans le but humain (par opposition à des objectifs seulement mercantiles) de tisser des ponts de nature interculturelle et sociale entre les gens.
En conclusion
Dans ce contexte, Jacques Michel et son équipe peuvent croire qu’ils disposent de toutes les cartes nécessaires en vue de rejoindre le plus grand nombre, ici et ailleurs, pour "que le monde chante la même chanson". C’est à lui et à lui seul qu’incombe la décision de foncer ou non dans cette direction. S’il s’y décide; il dispose d’un atout majeur par rapport aux artistes de la relève : Il peut de toute évidence compter sur l’appui indéfectible de « fans », de gens qui le connaissent relativement bien, des intellectuels, des professionnels, des hommes et des femmes d'expérience... ou plutôt de personnes qui ont fait preuve d’une loyauté exemplaire à son égard par affection et admiration (c'est le propre du "fan"), mais aussi et surtout parce qu’elles ont su reconnaitre en lui la justesse du propos de son vaste répertoire de chansons, la beauté de la poésie et la chaleur humaine qui se dégage de la personne devant eux sur scène. Sa prestation aux Francofolies de Montréal et sa rencontre d’après-spectacle avec les membres de sa « famille » l’ont magistralement rappelé à notre mémoire.